Les jeunes et l’espace numérique: entrevue avec Nina Duque
Aube d’une reconversion professionnelle
Dans cette nouvelle édition des carnets de terrain du blogue du CIRST, nous vous invitons à rencontrer Nina Duque qui vous partage sa nouvelle orientation professionnelle comme candidate au doctorat en communication. Après avoir travaillé plusieurs années dans le milieu médiatique et culturel, elle décide de satisfaire sa curiosité pour le monde numérique. Sous la direction de Florence Millerand et Christine Thoër, elle cherche à en savoir plus sur les rapports qu’entretiennent les jeunes avec l’espace numérique.
Vous avez fait un retour aux études après un parcours professionnel. Pouvez-vous résumer ce parcours et expliquer pourquoi vous avez choisi d’y mettre une pause et de faire des études supérieures ?
Je suis journaliste de formation (baccalauréat en journalisme de l’Université de Laval — 1996, maîtrise en communication de l’UQAM — 2000) et j’ai œuvré pendant presque 20 ans dans le milieu de la production télévisuelle, plus spécifiquement dans le domaine de l’information culturelle (dont plus de 10 ans à la station de télévision musicale MusiquePlus). J’ai travaillé comme recherchiste, journaliste, coordonnatrice de production et, finalement, comme productrice. À la fin des années 1900 et durant les années 2000, j’ai assisté non seulement à l’arrivée du numérique comme outil professionnel, mais également à son adoption dans la vie ordinaire et quotidienne.
Au-delà des transformations que le numérique a engendrées dans ma pratique professionnelle, j’ai été frappée par l’usage qu’en faisaient les jeunes qui écoutaient MusiquePlus et fascinée par la manière dont ceci nous forçait, nous les vieux qui travaillions en production, à revoir nos façons de faire et de produire de la télévision. J’ai eu envie d’aller creuser cette problématique, d’aller comprendre ce qui se passait là et pourquoi. D’où mon retour aux études.
Quel est votre sujet de recherche et qu’est-ce qui vous a mené à vous y intéresser ?
Je travaille actuellement sur le lien social à l’adolescence et le rôle du numérique. Mais mon sujet a subi plusieurs transformations au cours de mon cheminement académique. Initialement, propulsée par les jeunes que je côtoyais lorsque je travaillais à MusiquePlus, je m’intéressais aux seuls usages du téléphone cellulaire.
Par la suite, mes directrices de thèse, Florence Millerand et Christine Thoër, m’ont fait découvrir les écrits portant sur la culture de chambre (univers culturel et social propre aux jeunes qui prend place dans la chambre à coucher) et la socialisation adolescente (Glevarec, Lincoln, Livingstone, Pasquier, de Singly – pour ne nommer que ceux-là). C’est à ce moment que j’ai commencé à saisir le lien étroit qui existe, chez les adolescent·e·s, entre la communication, le développement de soi et l’espace personnel. Cela m’a menée, de fil en aiguille, à considérer le numérique comme un espace (telle une chambre) et les usages du numérique comme une partie essentielle du maintien des liens sociaux à l’adolescence.
Ces processus de sociabilité des jeunes par les réseaux sociaux ont sans doute été modifiés lors du récent confinement. Cette nouvelle réalité vous a-t-elle obligée à revoir vos hypothèses de recherche ou à réévaluer les résultats de vos analyses ? Si oui comment, sinon pourquoi ?
J’ai eu la chance (ou la malchance, on verra !) de mener mon enquête de terrain en plein milieu du confinement. Initialement, j’avais prévu une enquête ethnographique immersive : j’allais suivre les jeunes, naviguer avec eux le numérique, documenter en personne leurs usages de cette technologie, faire de longs entretiens, etc. Or, du jour au lendemain, mon terrain s’est évaporé et le contexte dans lequel avaient lieu les usages et les pratiques sociales a été radicalement transformé. Plutôt que d’attendre un éventuel retour à la « normale », j’ai choisi d’y aller avec ce qui se présentait là et d’évaluer le rôle du numérique dans le maintien des liens sociaux et amicaux en temps de grand confinement.
Cela n’a pas tout à fait changé mes hypothèses de recherche, dans la mesure où le numérique est déjà bien ancré dans les pratiques sociales adolescentes. Mais, cette situation singulière me permet, je crois, d’apercevoir le rôle du numérique dans le maintien d’une certaine normalité au quotidien lors de circonstances exceptionnelles. Il agit comme prolongement du social qui a lieu, toutefois, exclusivement en ligne.
Mon analyse est toujours en cours, mais certaines données intéressantes émergent du lot. Notamment, s’il existe très peu de variations dans les plateformes utilisées (Tik Tok et Instagram trônent au sommet des usages), les pratiques sont quant à elles très diverses et se déploient différemment chez chaque jeune.
J’ai été également surprise de voir que les jeunes utilisent le numérique avant tout pour communiquer avec d’autres jeunes qu’ils et elles connaissent déjà (dans la « vraie » vie). Les jeunes ne vont pas en ligne pour se faire des amis, mais pour maintenir les liens existants (si ça peut rassurer les parents inquiets !). Je remarque aussi que même si elles et ils disent être tout à fait à l’aise avec les outils numériques, les communications ne se font toutefois pas sans anicroche. Les jeunes m’ont fait part des difficultés à communiquer efficacement en mode numérique (confusion, malentendus). D’ailleurs, on voit émerger une nette préférence pour l’usage de la voix et des messages enregistrés (qui sont perçus comme moins ambigus) dans les conversations en ligne, au détriment du mode texto.
La technologie a rendu possible la porosité entre la vie matérielle, « en vrai », et la vie virtuelle. Pour les jeunes, cette distinction tient-elle encore la route ?
J’ai pu observer que la vie sociale des jeunes est un continuum où ils et elles passent du numérique au physique parfois sans même s’en rendre compte. Disons que ce n’est pas une distinction qu’ils et elles font spontanément. En même temps, lorsqu’on souligne ce fait, la majorité dit préférer voir et discuter avec leurs ami·e·s « dans la vraie vie ».
Je dirais que si le numérique fait partie intégrante des pratiques de sociabilité et ne semble poser aucun problème en soi, dans les faits, chez les ados, la distinction entre le numérique et le réel est tout de même, d’une certaine façon, encore présente.
Les pratiques semblent se fondre les unes dans les autres et les contours qui distinguent la vie hors-ligne de la vie en ligne n’existent que très peu.
Comment se passe l’étude de terrain lorsqu’on analyse un espace dématérialisé ? L’étude des usages des réseaux sociaux par les jeunes nécessite un accès à ces lieux de sociabilité. Comment cela est-il possible sans empiéter sur la vie privée des jeunes observés ?
Effectivement, ne rentre pas qui veut dans la chambre (même virtuelle) d’un ado. Pour passer la porte, je crois que toutes ces années passées à développer et à produire des émissions de télévision pour les jeunes me servent fortement.
Outre les considérations éthiques (qui sont à juste titre nécessaires), j’ai su développer au fil des ans une capacité à dialoguer avec les jeunes.
Je crois que le respect est, avant toute autre considération, l’élément essentiel qui permet d’accéder à ces lieux fermés et privés. Plusieurs jeunes m’ont dit que, lors de conversations avec des adultes, ou lorsqu’ils et elles lisent ce qu’on écrit à leur sujet, un certain jugement sur leur mode de vie est ressenti. Ils et elles ne se sentent pas écoutés, mais plutôt observés et jugés négativement.
D’ailleurs, l’un de mes objectifs dans la rédaction de ma thèse est de donner une voix et un espace aux jeunes pour qu’ils et elles puissent s’exprimer sans jugement.
En conclusion, quel emploi aimeriez-vous occuper à la fin de votre parcours universitaire et en quoi vos études actuelles vous permettront-elles, selon vous, d’y parvenir ?
Dans mon cas, je ne suis plus au début de mon parcours professionnel, parcours qui est bien entamé depuis plus de 20 ans. J’ai pris ma « retraite » du monde de la production télévisuelle et journalistique, mais j’ai découvert en revanche une passion pour l’enseignement qui me permet de partager ce que j’ai appris au fil des ans. J’espère certainement pouvoir continuer d’enseigner au niveau universitaire après mes études.
En même temps, il ne passe pas une journée sans que je voie un nouveau sujet de recherche intéressant ou un phénomène que j’aimerais analyser et comprendre (je vois des articles partout !). Peu importe ce que je ferai, je souhaite que cela me permette de continuer à explorer la communication et ses enjeux complexes, mais tellement stimulants.
Ce contenu a été mis à jour le 25 novembre 2020 à 10 h 28 min.