C’est avant la Révolution tranquille que le gouvernement du Québec a décidé d’offrir deux programmes de bourses d’études à l’étranger à certain‧e‧s étudiant‧e‧s.
Riches d’expériences vécues à travers le monde, les boursier‧e‧s ont ramené‧e‧s avec leurs souvenirs, autant de techniques de pointes qu’une ouverture qui a permis au Québec de devenir ce qu’il est aujourd’hui.
Rencontre avec Robert Gagnon, coauteur du livre écrit avec Denis Goulet , paru en 2020 aux éditions Boréale.
Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser au programme des bourses d’études à l’étranger du gouvernement québécois?
C’est Raymond Duchesne (aujourd’hui retraité, ancien directeur de TÉLUQ) qui a initié la recherche et qui l’a délaissé pendant plusieurs années. Yves Gingras m’a rappelé ce sujet et j’ai communiqué avec Raymond qui m’a refilé la documentation qu’il avait commencé à recueillir.
Quels objectifs étaient poursuivis par ce programme de bourses? En quoi ce programme s’inscrivait dans les grands courants idéologiques, politiques et scientifiques de l’époque?
L’idée de permettre à de jeunes Québécois d’aller se perfectionner à l’étranger commence à germer tout de suite après la Grande Guerre. Il s’agit de former des « compétences » que les institutions de haut savoir franco-québécoises ne peuvent pas fournir. On veut donc que nos nouveaux médecins puissent se spécialiser pour revenir implanter des spécialités dans les hôpitaux et former des spécialistes dans les facultés de médecine. En sciences humaines et sociales, il s’agit de permettre aux diplômés des HEC, de Polytechnique, des facultés de sciences, des facultés de lettres, de droit, de théologie des universités de décrocher des diplômes supérieurs dans des domaines qui sont peu ou pas développés à l’université Laval ou à la Succursale de Laval à Montréal qui devient l’Université de Montréal en 1920. Bref, de constituer un corps professoral digne d’une université moderne. En arts, il s’agit de donner la possibilité à de jeunes artistes prometteurs d’aller étudier dans les grandes écoles ou académies, soit pour enseigner dans l’une des deux Écoles de Beaux-arts du Québec (créées en 1923), dans les écoles de musique ou de développer leur talent sur la scène artistique québécoise. Lors de la création du premier programme de bourses à l’étranger en 1920, il s’agit de les envoyer à Paris, mais rapidement l’Europe puis les États-Unis deviendront des lieux où pourront se diriger les boursiers.
Dès les premières pages de votre ouvrage, vous faites référence à la Révolution tranquille et mentionnez qu’elle ne constitue pas en soi le point de départ d’une nouvelle ère au Québec. En quoi est-ce que le programme de bourses du gouvernement québécois montre qu’il y avait déjà des ambitions de transformer la société québécoise avant la victoire du parti libéral de Jean Lesage en 1960?
La modernisation du Québec ne commence pas, en effet, en 1960. De nombreuses institutions sont créées dans les décennies 1920-1930-1940. On a qu’à penser à l’École de supérieure de chimie, à la Faculté des sciences de l’UdeM, aux deux Écoles de Beaux-arts à Montréal et à Québec, à l’École des sciences sociales à Laval, à l’Institut de radium…
Les deux programmes de bourses d’études à l’étranger vont d’ailleurs fournir à ces nouveaux lieux de formation les professeurs ou chercheurs nécessaires pour en faire de véritables institutions d’enseignement supérieur. Par ailleurs, les boursiers vont aussi être de acteurs importants de la Révolution tranquille. Pierre Dupuy, boursier de la première cohorte de 1920, deviendra, par exemple, le commissaire de l’Expo 67 et Julien Hébert, pionnier du design au Québec, réalise son logo officiel. C’est un boursier qui sera à la tête d’Hydro-Québec lors de la grande nationalisation de 1963. D’autres seront des commissaires des grandes commissions d’enquête des années 1960-1970. Plusieurs artistes de la scène, de l’art lyrique, des beaux-arts, associés à l’effervescence artistique des années 1960 et 1970 sont des boursiers des deux programmes de bourses à l’étranger, celui de 1920 à 1959 et celui de 1947-1959.
Bref, les boursiers de ces programmes constituent des acteurs importants de la Révolution tranquille, et ce, dans tous les secteurs, tant politiques qu’économiques, sociaux ou culturels.
La formation à l’étranger d’une élite intellectuelle, culturelle et scientifique francophone a-t-elle contribué aux transformations de la société québécoise au cours du XXe siècle?
C’est là l’objectif principal du livre, à savoir montrer l’apport de ces boursiers au développement de la société québécoise de 1930 à 2000. Outre l’apport au développement du champ universitaire, plusieurs boursiers ont œuvré dans la fonction publique – fédérale, provinciale et municipale –, ils ont occupé des postes de commande et ont souvent été sollicités pour prendre en charge les nouvelles structures mises en place par les différents ordres de gouvernement et par les municipalités, dont Hydro-Québec. On compte une dizaine de boursiers parmi les commissaires des grandes commissions d’enquête fédérales et provinciales mises sur pied entre 1953 et 1985. Parmi le corps diplomatique canadien, certains sont devenus des ambassadeurs.
Dans le champ politique, de nombreux boursiers ont occupé des postes de ministre et de sous-ministre. D’autres se sont imposés comme les principaux intellectuels de leur époque, participant ainsi à la définition de la société canadienne-française et, plus tard, à sa redéfinition. Victor Barbeau, François-Albert Angers, Hubert Aquin, Jeanne Lapointe et Jean-Marc Léger ne représentent qu’une partie de l’intelligentsia que les deux programmes de bourses québécois ont formée. Ces bourses ont également permis à de jeunes diplômés des HEC ou de Polytechnique d’aller parfaire leur formation en affaires, en commerce et en génie. De retour au Québec, ils ont investi leur capital scientifique, acquis au MIT, à Harvard et autres business schools, dans le champ économique. Certains ont ainsi pu créer des entreprises qui sont aujourd’hui des fleurons du Québec inc. Ainsi, Roméo Valois fonde, dans les années 1930, la firme Lalonde et Valois, qui deviendra Lavalin, puis SNC-Lavalin, tandis qu’Henri Audet se lance dans l’aventure de la télévision en créant la station CKTM-TV, socle sur lequel va s’ériger l’empire Cogeco.
C’est dans le domaine artistique que l’on compte les boursiers les plus connus du grand public. Il est d’ailleurs assez surprenant de constater qu’ils constituent la part la plus importante de l’ensemble des boursiers, plus que les médecins, notamment en raison du second programme dont 45% des lauréats sont issus des divers domaines du milieu des arts. En musique, pour ne prendre qu’un exemple, ils sont nombreux à avoir connu du succès, notamment les compositeurs, dont les œuvres sont encore jouées aujourd’hui. L’enfant prodige André Mathieu et son père Rodolphe en font partie, sans oublier Serge Garant, Gilles Tremblay, le compositeur de musique de film Maurice Blackburn. Les chanteurs Louis Quilico, André Turp, Yoland Guérard, Léopold Simoneau et Richard Verreault sont eux aussi des lauréats de bourses d’études à l’étranger. Les cantatrices, quant à elles, représentent une importante cohorte de femmes à avoir reçu une bourse. Parmi elles, Pierrette Alarie, Claire Gagnier et Yolande Dulude. Dans les beaux-arts, les boursiers comptent des peintres, des sculpteurs, des orfèvres, des relieurs, des designers et des architectes, qui ont laissé un héritage culturel qu’on peut admirer dans bon nombre de musées du pays, voire ailleurs dans le monde. Qu’il suffise de mentionner Rodolphe Duguay, Alfred Pellan, Jean-Philippe Dallaire, Émile Brunet, Stanley Cosgrove, Julien Hébert, Gilles Beaugrand-Champagne, Émile Venne et Marcel Parizeau. Artistes de la scène, metteurs en scène, comédiens, acteurs et danseurs constituent également une cohorte de boursiers non négligeable. Leur nombre restreint avant 1950 connaît un accroissement spectaculaire grâce au nouveau programme de bourses de 1947. Le père Émile Legault, l’instigateur des Compagnons de Saint-Laurent, une troupe emblématique qui a rassemblé et formé tant de comédiens et comédiennes, fait partie des premiers et rares boursiers dans ce domaine avant la fin de la Seconde Guerre mondiale. Marcel Dubé, lui, part pour la France en 1953. L’après-guerre permet à plus d’une vingtaine de comédiens et de comédiennes d’aller se perfectionner à Paris. Parmi eux, Lionel Villeneuve, Hélène Loiselle, Guy Provost, Pauline Julien et Béatrice Picard.
Au niveau strictement académique, de quelle manière la spécialisation à l’étranger d’un groupe de savants a-t-elle contribué à l’institutionnalisation d’une pratique de la recherche au sein du champ universitaire québécois?
Il faut savoir que le mode d’attribution des bourses passe par les institutions d’enseignement supérieur dont les dirigeants recommandent une liste ordonnée au sous-secrétaire de la province (plus tard au ministre du Bien-Être social et de la Jeunesse). Ces dirigeants recommandent bien sûr des candidats qui viendront combler leurs besoins. Or, ces boursiers revenus au Québec et intégrant les départements (ou Instituts à l’époque) ne se conteront pas d’enseigner dans des domaines liés à leurs études à l’étranger, mais s’adonneront pour certains à la recherche et convaincront bien souvent les instances universitaires de légitimer ces pratiques nouvelles qui étaient bien souvent absentes dans les facultés universitaires francophones. Dès les années 1930, on assiste à ce processus dans les facultés de médecine. À partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale, les départements de sciences humaines et sociales, de droit et de sciences et de sciences appliquées initieront, à leur tour ce processus.
Vous mentionnez qu’en médecine les autorités universitaires avaient un poids important dans le choix des candidats par le gouvernement. Est-ce juste d’affirmer que, dans ce domaine, les universités profitaient du programme de bourses afin de combler des besoins institutionnels, donc utilisaient le programme en fonction de leurs intérêts?
En fait, c’est vrai pour tous les boursiers diplômés d’une université. En médecine, c’est plus criant en raison du prestige et de l’importance accordés par l’État à la médecine et, plus généralement, à la santé publique. Il ne faut pas oublier que lors de la création de l’Université de Montréal, la Fondation Rockfeller avait exigé, comme condition à l’obtention d’une subvention à sa Faculté de médecine, que cette dernière rehausse le niveau de la formation scientifique de ses étudiants. La création de la Faculté des sciences de l’UdeM en 1920 est d’ailleurs une réponse à cette exigence de la fondation américaine (la majorité des étudiants qui suit des cours dans cette faculté provient d’ailleurs de la faculté de médecine). Les facultés de médecine, plus tôt que les autres facultés universitaires, ont pu ainsi se doter de professeurs spécialisés qui ont pu reproduire l’enseignement acquis à l’étranger pour former des spécialistes.
Ce processus a eu les mêmes répercussions dans les hôpitaux où œuvraient ces nouveaux professeurs. Cette formation de spécialistes dans les facultés de médecine a débuté plus tôt en médecine, car la période de l’entre-deux-guerres est celle où les médecins ont constitué la cohorte la plus importante de boursiers (1/3). À partir des années 1940, avec la création de département en sciences humaines et sociales, on observe le même phénomène.
De quelle manière ce programme constitue une preuve des bénéfices d’investir dans l’éducation supérieure, notamment en ce qui a trait à la prospérité économique et à l’épanouissement socioculturel d’une société?
Ce qu’on accomplit ces 1000 boursiers, partis étudier à l’étranger entre 1920 et 1959, est inestimables pour le Québec. Ils ont contribué au développement de l’université moderne dans les universités francophones, à Polytechnique et au HEC. En art, plus d’une centaine de boursiers sont devenus de grands artistes, aussi bien dans les arts musicaux, qu’en art dramatique, tout comme dans les beaux-arts ou encore en danse ou en design. Or, l’investissement financier de l’État au cours de ces années dans ce programme (ces deux programmes à partir de 1947) est loin d’être considérable. La bourse annuelle était de 1200$ et, dans bien des cas, de 600$ ou moins. Il ne faut pas oublier non plus que ces boursiers ont commencé à laisser leurs marques et à transformer le Québec dès la décennie des années 1930 et que plusieurs d’entre eux rayonnaient encore au début du XXIe siècle (pensons à Hubert Reeves, Béatrice Picard. Joseph Rouleau, Maurice L’abbé ou encore Pierre Camu).
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Ce contenu a été mis à jour le 6 avril 2021 à 11 h 27 min.