Étudier l’expertise au Québec: la sociohistoire de l’expertise, le rapport à l’État et la CoVID-19

Crédit: Product School (Unsplash)
Qu’est-ce que l’expertise ?

L’expertise est un savoir non-partagé, socialement reconnu et qui a de l’importance dans la vie collective.  Or, ces trois qualités sont toutes de nature relationnelle (en savoir plus qu’un autre, se faire reconnaître par autrui, jouer un rôle politique).  Du coup, elles impliquent toutes des rapports de force.  Étudier l’expertise signifie étudier les façons dont des acteurs sociaux se voient reconnaître le droit d’influer sur la Cité ou la vie d’autrui, sur la base de savoirs présumés pertinents et non-partagés.

C’est, aussi, étudier un croisement entre la philosophie et la sociologie : on veut comprendre la rencontre entre, d’une part, les normes abstraites qui servent à déterminer le Vrai (les normes épistémiques, notamment de la science) et, d’autre part, le jeu brutal de la concurrence entre des groupes d’intérêt (qui convoitent le statut d’expert et ses privilèges).  Le constat, c’est qu’il existe plusieurs sortes d’experts et plusieurs stratégies pour être reconnu tel.

Qu’est-ce qui explique que certains experts réclament la mise en place d’un ordre professionnel encadrant leur expertise ?

L’une de ces stratégies est d’obtenir de l’État les privilèges légaux d’un ordre professionnel, c’est-à-dire un monopole, autorégulé par les pairs, sur certains gestes concrets d’expertise.  Par exemple, seuls les membres du Collège des médecins peuvent prescrire certains médicaments et le Collège est dirigé par les médecins eux-mêmes.  Cette stratégie est propre à un type d’expert qui a beaucoup d’importance dans notre vie courante : le « professionnel ».

Les sociologues de l’expertise s’intéressent plus souvent aux personnages du type « conseiller du prince » : technocrates, think tanks, experts médiatiques et autres personnages qui cherchent à influencer directement les décideurs politiques. C’est effectivement important !  Mais il existe d’autres personnages, qui utilisent leur savoir non-partagé autrement.  Les professionnels, comme les médecins, les ingénieurs, les comptables, les neuropsychologues, les agronomes, emploient leur savoir non-partagé pour transformer directement la vie des individus et des organisations, sur une base quotidienne et de proximité.  Ils animent notre expérience la plus commune d’une relation d’inégalité épistémique, soit la relation qui s’établit entre un individu et son médecin ou son avocat dans sa vie privée, ou encore avec les ingénieurs, les chimistes ou les aménagistes qui structurent beaucoup d’activités dans le monde du travail et dans les organisations privées ou publiques.

Personnages de la vie ordinaire, les professionnels animent ainsi l’expérience répandue d’une inégalité « de proximité ».  Les conséquences de cette inégalité sont importantes et influent sur nos trajectoires individuelles autant que sur l’évolution de nos organisations publiques et privées.

Les revendications d’expertise se basent sur une certaine reconnaissance sociale plus ou moins favorable.

En quoi le genre influence-t-il la reconnaissance d’une expertise propre à un corps de métier typiquement féminin, par exemple ?

Et en quoi la COVID-19 a-t-elle mis en lumière les dimensions genrées de l’expertise ?

Le monopole professionnel est une position enviable.  Les conditions d’accès à cette position évoluent, de pair avec les structures de genre et de classe.  Au 19e siècle, la revendication de monopoles professionnels est le véhicule privilégié de métiers masculins en pratique autonome – les « professions libérales ».  Le professionnel est un « gentleman » et son personnage repose sur une division genrée du travail : ceux qui ont besoin d’assistance choisissent consciemment d’engager des auxiliaires féminines, présumées dociles, pour mieux marquer un rapport d’autorité.  Au milieu du 20e siècle, cependant, la situation change.  Le déplacement de l’offre de services (santé, éducation, travail de bureau) dans de grandes organisations publiques ou privées stimule l’essor de métiers qualifiés associés aux classes moyennes et qui revendiquent des privilèges professionnels qui les rapprocheraient de la bourgeoisie.  Jusque-là une position rare, le monopole professionnel devient une aspiration commune.  Après 1960, l’État cherche donc à ordonner la multiplication des demandes.

Dans la joute politique que cela suppose, il est clair qu’une stratégie des employeurs est d’utiliser l’iniquité originelle entre féminin et masculin pour dévaluer les professions « de femmes ».  En santé, ça se fait sur la base de la division bien connue entre « care » et « cure », qui situe les femmes du côté de la domesticité plutôt que de l’expertise.  Mais il est tout aussi notable que les professions féminines ne sont pas dupes.  Certaines rejettent d’emblée l’étiquette « féminine » : les physiothérapeutes québécoises des années 1980 font des efforts pour masculiniser leurs effectifs et leur image afin de rehausser leur poids politique !  D’autres métiers, comme les infirmières, les enseignantes ou les travailleuses sociales, ont un rapport plus ambigu à tout ça. 

Mais durant la pandémie, on a vu que les professionnelles de la santé ont été promptes à rejeter l’étiquette d’« ange gardien » dans laquelle les décideurs publics essayaient de les enfermer.  On voit donc qu’en 2020, cette instrumentalisation des inégalités de genre semble mieux comprise et pourrait devenir, on peut l’espérer, de moins en moins opérante.

A-t-on assisté à des conflits d’expertise entre différents corps de métiers durant la crise de la COVID-19 ?

Au Québec, les corps professionnels réagissent à la pandémie.  Des groupes désireux d’augmenter leur poids politique jouent la carte de l’expertise utile, multipliant en public les suggestions sur des problèmes pointus.  L’association des orthopédagogues, qui espère un statut d’ordre, a saisi l’occasion de se comporter comme une profession.  D’autres brandissent leur savoir non partagé comme un rempart pour leurs privilèges : l’ordre des psychologues a refusé qu’on affecte ses membres à des tâches « sous-qualifiées », même temporairement.  Les gestes d’urgence qu’exige la crise fournissent l’occasion de revendiquer de nouveaux gestes : le manque de testeurs incitera-t-il à reconnaître l’expertise des orthophonistes sur l’appareil oto-rhino laryngé ?  La nécessité de vacciner étendra-t-elle à de nouveaux métiers le droit d’insérer une aiguille dans un corps humain ?  Doit-on accélérer l’admission des praticiens étrangers ?  Des revendications déjà existantes sont intensifiées, abandonnées ou reformulées.  Et le secteur de la santé n’est pas seul en cause : des ordres professionnels intéressés à l’aménagement urbain, à l’encadrement du travail, ou au génie sanitaire se sont manifesté, discrètement ou pas.

Le chercheur Jean-Luc Bédard de la TÉLUQ et moi-même, avec l’aide du CIRST, lançons présentement un projet de recherche pour documenter et analyser plus systématiquement l’effet de la crise sur les revendications d’expertise et sur les stratégies des ordres professionnels ou de regroupements qui aspirent au statut d’ordre professionnel.

En tant qu’historien de la santé, identifiez-vous certains facteurs qui, sur le temps long, ont mené aux dysfonctionnements des CHSLD frappés par la pandémie ?

La faute serait-elle à mettre au nom de l’expulsion des institutions religieuses de la gestion de la santé ?

Depuis quelque temps, il est de bon ton de blâmer la laïcisation et l’étatisation (partielle) de la santé survenues dans les années 1960, en leur imputant nos problèmes actuels (« les sœurs au moins étaient dévouées, on a fait place à une technocratie sans âme », etc.).  Bref, les maux d’aujourd’hui viendraient des tares de l’État-providence mis en place après 1960. Je crois que ce sont des bêtises.  S’entêter à blâmer les réformes des années 1960 ou 1970 pour nos échecs d’aujourd’hui, c’est choisir d’oublier les réformes mises en place depuis 1980. Or, je crois plus utile et conforme aux faits de mettre en procès les années 1980-2020. En sont directement issus plusieurs maux qui nous accablent : la complexification délibérée de réseaux devenus publics/privés, l’accroissement des inégalités, le transfert des responsabilités collectives vers les individus et les marchés.  Pour trouver les bonnes solutions, il faut viser les bonnes cibles. 

Au Québec, la Révolution tranquille des années 1960 est préparée par la montée, après 1945, de classes moyennes scolarisées qui se reconnaissent dans les figures de l’expertise professionnelle.  Ces francophones scolarisés ne trouvent pas, dans le régime politique d’alors, les moyens de leur épanouissement : tant les limites d’un État ultralibéral que la discrimination dans certains secteurs qualifiés nuisent à leur essor.  On peut donc dire que la création au Québec d’un État-providence à caractère national entre 1960 et 1980 a comme premier moteur les aspirations d’une classe instruite, pour qui des services publics étendus et un État plus technocratique, fondé sur l’expertise, semblaient nécessaires à leur rêve « professionnel ».  Ce n’est pas un hasard si la multiplication des ordres professionnels et leur réforme sont des produits directs des années 1960.

Mais du providentialisme au néolibéralisme, la relation entre l’État et le marché des services a changé, et le rôle attribué aux professions réglementées a changé lui aussi.  De 1960 à 1990, l’État se veut maître d’œuvre d’un vaste éventail de services : assumant le rôle d’État employeur, il se montre somme toute prudent, voire pusillanime, dans l’octroi de privilèges professionnels.  Après 1995, l’État change son fusil d’épaule.  Privilégiant désormais la délégation du bien commun au marché privé, et peu intéressé à prendre en charge de nouvelles demandes sociales, l’État voit dans la création de nouveaux monopoles professionnels une façon pratique de promettre la viabilité des services sans les offrir lui-même ni les réguler directement.  La création accélérée d’ordres professionnels, l’élargissement des privilèges existants et la création d’organismes quasi professionnels, trois phénomènes actuels, révèlent ainsi une économie politique de l’expertise du 21e siècle, faite d’arbitrages public-privé alambiqués et d’un relatif décrochage entre l’intérêt de l’État et celui des classes moyennes instruites qui s’identifient au modèle de l’expertise. 

Le monde post-pandémie aura-t-il assez changé pour modifier cette trajectoire ?  Honnêtement, rien n’est impossible : l’évolution des rapports entre l’État, l’expertise et ceux qui incarnent cette expertise au quotidien demeure un objet historique, changeant et sensible aux conjonctures.  C’est pourquoi on ne doit pas le perdre de vue.

Ce contenu a été mis à jour le 19 octobre 2020 à 9 h 46 min.