Les promesses de l’intelligence artificielle : entrevue avec Florence Lussier-Lejeune

Dans cette première édition des carnets de terrain du blogue du CIRST, Florence Lussier-Lejeune revient sur son parcours et sur les raisons pour lesquelles elle a choisi d’étudier l’intelligence artificielle et les nombreuses promesses qu’elle génère. Doctorante en science, technologie et société (STS) à l’Université du Québec à Montréal sous la direction d’Yves Gingras et de Marie-Jean Meurs, elle se prononce aussi sur les effets que le contexte pandémique a eu sur ces promesses.

-Quel est votre sujet de recherche et qu’est-ce qui vous a mené à vous y intéresser ?

Mon sujet se déploie autour des économies de la promesse. Plus particulièrement, je cherche à mettre de l’avant comment certains acteurs contribuent à façonner de manière déterminante le parcours de l’intelligence artificielle (IA).

Avant d’entamer mon doctorat, j’ai travaillé pendant plusieurs années au sein de l’équipe chargée de la « transformation numérique » d’une institution financière. J’ai donc moi-même contribué aux discours des promoteurs des technologies en émettant différentes projections qui prédisaient que ces dernières allaient révolutionner nos manières de faire. J’étais alors une grande lectrice de sources que l’on pourrait qualifier de technos-optimistes, comme les rapports de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et les publications du Forum économique mondial.

À travers mes pratiques, j’ai observé un emballement cyclique pour les nouveaux termes à la mode. Par exemple, au sein de l’industrie bancaire, nous sommes passés par des vagues prônant tour à tour le mobile first, la réalité virtuelle, l’internet des objets, l’infonuagique, le big data, le data analytics, la blockchain, et j’en passe, pour culminer ces dernières années avec l’IA. Quand j’ai pris connaissance de la récurrence de ce discours faisant la promotion de la nouvelle technologie transformatrice, j’ai eu envie d’étudier le phénomène plus sérieusement.

-Pourquoi avez-vous choisi de faire des études supérieures ?

J’avais une curiosité qui n’était pas rassasiée par ma spécialisation en marketing numérique. Puisque le programme en science, technologie et société (STS) à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) est multidisciplinaire, mon passé en gestion peut se greffer à d’autres disciplines, plus particulièrement l’histoire et la sociologie. D’ailleurs, ce qui m’a le plus interpellée dans le doctorat en STS est l’étude de la perspective sociale des technologies, c’est-à-dire d’étudier comment différents types d’acteurs contribuent au développement technologique. Il s’agit aussi d’analyser la toile de fond sur laquelle se jouent ces stratégies d’acteurs en décortiquant comment le contexte social, politique et économique évolue.

Sans surprise, une conception déterministe prime dans les écoles de commerce où j’ai complété la majorité de mon cursus universitaire. Par conception déterministe, je fais référence à une vision linéaire du développement technologique qu’on nous y enseigne, un développement qui se déploierait de manière autonome et inéluctable.

Par exemple, à travers mon parcours en marketing, communication et affaires électroniques, j’ai appris à anticiper les technologies avec le plus grand potentiel « disrupteur » et bien sûr à susciter leur adoption ; mais rarement ce cursus ne s’est attardé aux dynamiques sociales et historiques qui façonnent l’émergence d’une technologie. Et c’est cet aspect que je trouve le plus fascinant…

-La COVID-19 a-t-elle généré de nouveaux types de promesses liées à l’IA ?

Je ne sais pas s’il s’agit d’un nouveau type de promesses, mais certainement la COVID-19 est un terreau fertile pour les promesses en IA. Avant la pandémie, le refrain habituel était que l’IA avait des capacités de croissance transversale, découplant les secteurs prometteurs pour cette technologie, de l’agriculture à la lutte aux changements climatiques. Depuis mars dernier, les promesses de l’IA se concentrent sur le secteur mis de l’avant par la pandémie : la santé. 

Dans différentes publications, l’IA est mise en scène comme une « arme puissante » pour faire la « guerre au coronavirus ».  Que ce soit pour contribuer au diagnostic du virus, prédire son évolution, réduire sa propagation par des mécanismes de surveillance ou participer à la course mondiale au vaccin, toutes ces promesses mettent de l’avant le potentiel transformateur de l’IA.

-Est-ce que ces promesses sont problématiques? 

D’abord, il est tout à fait louable que la recherche en IA souhaite contribuer à endiguer la pandémie. Mais les promesses faites par ce milieu ne sont pas sans effet. Elles permettent d’attirer l’attention sur l’IA, en suscitant l’adhésion de différents acteurs, et plus particulièrement des investisseurs. Ce faisant, les promesses entourant l’IA permettent d’asseoir la légitimité et de bâtir la crédibilité des centres de recherche et des compagnies spécialisées dans ce domaine.

Terme parapluie, l’IA englobe toute une série de technologies et d’interventions humaines camouflées sous cette « marque ». Si l’on prend l’exemple de l’application de traçage qui a récemment fait l’objet d’une consultation au Québec, on la résume parfois à de l’IA. Or, il y a plusieurs technologies qui permettent ce traçage dont, entre autres, un logiciel applicatif, la technologie Bluetooth, l’analyse des données à travers des algorithmes et j’en passe ! Mais surtout, son efficacité dépend de l’utilisation humaine et de l’accès à des données sensibles, soulevant un lot d’enjeux sociaux et éthiques.

L’étude des économies de la promesse permet de prendre un pas de recul devant la course au développement technologique. Et dans le contexte particulier de la pandémie, elle oblige à se demander si les solutions proposées par l’IA sont inclusives et prioritaires. Cela ne veut toutefois pas dire que l’innovation technologique est néfaste, au contraire ! De manière souvent incrémentale, les technologies apportent une valeur organisationnelle ou sociale.

-En conclusion, quel emploi aimeriez-vous occuper à la fin de votre parcours universitaire et en quoi vos études actuelles vous permettront, selon vous, d’y parvenir ?

D’abord, le champ STS ainsi que le sujet de mon doctorat m’ouvrent la voie de différentes perspectives d’emploi reliées à la recherche. Bien que je n’aie pas un poste précis en tête, j’entrevois pour l’instant plusieurs pistes, notamment le travail en recherche et développement, en recherche partenariale ou encore en gouvernance technologique. À titre d’exemple, cela pourrait se traduire par un poste en valorisation des connaissances au sein d’une université ou d’un organisme spécialisé en transfert des connaissances (conseillère en recherche). Ou encore en tant que conseillère des instances politiques pour évaluer l’impact de technologies émergentes, et plus particulièrement leur volet social.

Pour en savoir plus

  • Littérature scientifique critique :

-Borup, M., Brown, N., Konrad, K. et Van Lente, H. (2006). The sociology of expectations in science and technology. Technology Analysis & Strategic Management, 18(3-4), 285-298.

-Joly, P.-B. (2015). Le régime des promesses technoscientifiques. Dans M. Audétat (dir.), Sciences et technologies émergentes: pourquoi tant de promesses ? (p. 31-48). Paris : Hermann.

  • Exemples de rapports qui s’inscrivent dans l’économie de la promesse :

-Organisation de coopération et de développement économiques. (2019). L’intelligence artificielle dans la société. Paris : Éditions de l’OCDE.

-Forum économique mondial. (2020). How cutting-edge AI is helping scientists tackle COVID-19.

Ce contenu a été mis à jour le 14 septembre 2020 à 9 h 30 min.