Détricoter le réseau d’intelligence artificielle québécois – entrevue avec Maxime Colleret
Appel au financement, plaidoyer pour faire de Montréal une référence dans le domaine. L’intelligence artificielle est maintenant au cœur de notre quotidien et a le vent en poupe. Cet enthousiasme a-t-il un visage moins connu ? Que pouvons-nous apprendre en étudiant ces grappes, réseaux, centres de recherche et autres regroupements du domaine ?
Comment est apparue la nécessité de travailler sur les réseaux d’acteurs en IA et comment vous en êtes arrivés à choisir cet angle d’approche?
L’histoire des technologies est marquée par des périodes d’engouement lors desquelles des promoteurs transforment certaines percées technologiques en promesses de retombées socioéconomiques. Ceux-ci construisent une vision du futur dans laquelle la technologie promue est l’élément structurant. Les discours sur les « technologies disruptives » – jargon provenant des firmes de consultation – se retrouvent généralement au cœur de cette promotion perpétuelle en faveur de technologies plus « perturbatrices » les unes que les autres. Plus qu’une simple question de discours, il s’agit au fond pour ces promoteurs de convaincre les États et les investisseurs qu’une nouvelle révolution technologique est imminente et donc que des investissements massifs sont nécessaires pour assurer la compétitivité du tissu industriel national. Ces périodes d’excitation s’accompagnent ainsi d’une concentration des ressources et de la création par les États d’organismes voués à faire advenir le futur technologique imaginé. Après l’engouement pour les biotechnologies des années 1980, puis pour celui des nanotechnologies au début des années 2000, nous assistons désormais au même phénomène dans le domaine de l’intelligence artificielle (IA).
Depuis le milieu des années 2010 au Québec (comme ailleurs), l’IA bénéficie de généreux budgets gouvernementaux et de la mise en place de plusieurs organismes de recherche et de transfert technologique fortement intégrés au milieu industriel (IVADO, IVADO Labs, Mila, SCALE AI, etc.). En considérant l’appui indéfectible des gouvernements québécois et canadien pour ce domaine technologique, il nous a semblé nécessaire de cartographier le réseau des principaux acteurs en présence pour une raison principale : l’engouement pour une technologie repose en partie sur la capacité des acteurs de convaincre de la légitimité de leurs promesses. La constitution des conseils consultatifs en IA de Québec et d’Ottawa était donc une source de données évidentes, puisque ces instances de conseils sont des lieux d’accès direct aux décideurs politiques pour un nombre restreint de chercheurs et d’industriels influents. De même, faire ressortir le profil des dirigeants de l’infrastructure subventionnée en IA était essentiel, car une fois les fonds accordés par les gouvernements, ceux-ci sont bien positionnés pour orienter le développement de cette infrastructure.
Que cherche-t-on à montrer quand on choisit de tracer des réseaux ?
Tout dépend de l’objet étudié et de l’angle d’analyse choisi. Les réseaux sont des outils de visualisation de données utilisés dans une panoplie de domaines. En bibliométrie, ils permettent notamment de cartographier les pratiques de citation des chercheurs. Il est par exemple possible de visualiser les dynamiques internes aux disciplines en montrant que certains chercheurs (ou revues) sont centraux dans leur communauté scientifique alors que d’autres sont plus périphériques.
En ce qui nous concerne, nous nous intéressions aux acteurs influents qui constituent le cœur de l’infrastructure de l’IA au Québec. Les réseaux devenaient ainsi un bon moyen de montrer que certains acteurs entretiennent de forts liens de proximité puisqu’ils siègent ensemble sur plusieurs conseils d’administration (CA) ou conseils consultatifs. Étant donné qu’il y a somme toute peu d’acteurs influents en IA au Québec (on parle d’une centaine environ), il aurait été tout à fait possible d’expliciter les liens entre ceux-ci de manière plus traditionnelle, c’est-à-dire sans utiliser d’outil informatique. Or les réseaux permettaient de synthétiser des informations complexes dans seulement quelques figures et de visualiser facilement les dynamiques sociales du développement de l’infrastructure d’IA au Québec. C’est là l’un des principaux avantages de ces outils.
La note de recherche publiée avec Yves Gingras montre que le milieu de l’IA est très « intégré », comme le veut le jargon managérial, c’est-à-dire que les sphères politique, scientifique et économique sont entremêlées. Est-ce là un défi quand on veut tracer des réseaux ou cela rend-il la vie plus facile ?
Voici, il me semble, un des éléments les plus intéressants de notre recherche. La note montre en effet que l’infrastructure de l’IA est pilotée par un petit groupe d’individus qui partagent plusieurs fonctions et qui contribuent de manière directe ou indirecte à lier entre elles différentes organisations. Elle montre aussi que les acteurs qui conseillent les gouvernements en matière d’IA sont également ceux qui dirigent les principaux organismes de recherche et de transfert technologique au Québec, les conseillers devenant ainsi les bénéficiaires des investissements gouvernementaux. Ce fort entremêlement entre les différents champs n’est en soi ni un défi ni un avantage. Si les liens entre les différents acteurs avaient été moins forts, nos réseaux auraient tout simplement été plus diffus. En conséquence, nos conclusions auraient été différentes.
Comment peut-on se prémunir de la surinterprétation des relations apparaissant dans un réseau ?
La surinterprétation guette toujours le monde de la recherche, peu importe la source de données (archivistique, statistique, orale ou autre) et la méthode (qualitative ou quantitative). S’en prémunir relève du travail quotidien des chercheurs et des chercheuses. Les réseaux ne font pas exception. S’ils montrent assurément des dynamiques plus ou moins globales puisqu’ils mettent en relation un nombre plus ou moins important de données, encore faut-il que la collecte de ces données ait été réalisée avec une bonne connaissance de l’objet étudié. On oublie souvent que les figures présentées dans les articles ne sortent pas de nulle part. Elles sont le résultat d’un travail de recherche préalable au cours duquel la collecte est faite en ayant le souci de respecter la réalité le plus fidèlement possible.
Pour notre part, nous désirions cartographier le réseau des conseillers en IA et des administrateurs de l’infrastructure de recherche et de transfert technologique. Nous avons donc produit deux figures. La première cartographie les liens entre les organisations, la force des liens étant plus importante lorsque plusieurs acteurs se retrouvaient simultanément au sein de deux organisations à la fois. La seconde cartographie les liens entre les acteurs, la force des liens entre deux acteurs étant cette fois-ci plus importante lorsqu’ils siégeaient ensemble sur plusieurs organisations. Nos réseaux nous ont donc donné une idée de l’intégration des organisations et des liens de proximité entretenus par leurs dirigeants.
L’interprétation de ces réseaux nécessitait néanmoins de croiser nos résultats statistiques avec des données qualitatives et de les appuyer sur des théories sociologiques développées par différents auteurs. Les rapports publiés par les conseils consultatifs et les budgets gouvernementaux nous ont par exemple permis de faire ressortir des apparences de conflits d’intérêts. Nous avons en effet pu montrer que les recommandations des conseils consultatifs, principalement celui du gouvernement du Québec, avantageaient directement leurs membres, essentiellement parce que ceux-ci siégeaient aussi sur le CA ou occupaient un poste administratif dans les organisations qu’ils recommandaient aux gouvernements de financer. En nous basant sur le concept de multipositionalité développé par le sociologue Luc Boltanski (1973), nous avons aussi été en mesure de montrer que les acteurs les plus influents en IA participaient à l’intégration des champs politique, économique et scientifique, puisqu’ils se retrouvaient simultanément dans les trois champs à la fois. En effet, certains acteurs conseillaient le gouvernement, occupaient un poste d’administration dans un organisme de recherche subventionné et dirigeaient une entreprise ou un organisme à but non lucratif au service de l’industrie. Or, selon les travaux de Boltanski, la multipositionalité d’un nombre restreint d’acteurs favorise « l’importation des agents d’un champ à l’autre, donc la circulation des langages, des manières, des thèmes et des questions. » Elle concourt ainsi « à la production de problématiques communes » et contribue « au travail d’intégration » d’un groupe « en produisant chez ses membres un sentiment de familiarité et de solidarité. » Suivant cette logique, nous avons montré que la présence de plusieurs acteurs centraux de l’IA au sein des champs politique, économique et universitaire contribuait à l’intégration organisationnelle et idéologique de ces champs autour d’objectifs communs, ici l’accroissement des investissements en intelligence artificielle (voire dans la sous-branche de « l’apprentissage machine »).
Quels ont été les obstacles rencontrés lors de la collecte d’informations pour faire ce travail?
Le principal obstacle était l’accès aux documents financiers des organismes créés avec des fonds publics depuis 2017. Ces organismes ont le statut d’OBNL ayant recours à la sollicitation puisqu’ils reçoivent 10 000$ ou plus d’argent public par année. Cela signifie qu’en vertu de la Loi BNL adoptée par le gouvernement fédéral en 2009, ils doivent soumettre leurs états financiers auprès de Corporation Canada à chaque année financière. Ceux-ci sont par la suite rendus disponibles au public pour examen. Selon Corporation Canada, étant donné qu’ils « reçoivent des fonds publics », les OBNL financés par le gouvernement « doivent respecter des exigences supplémentaires afin d’assurer une transparence et une reddition de compte suffisantes pour leurs revenus. » Or seul un des organismes (Mila) avait remis ses états financiers à Corporation Canada au moment de notre recherche. Pour leur part, IVADO Lab et Scale AI n’avaient déposé aucun état financier depuis leur création en 2017, ce qui semble contraire à la loi.
Nous avons donc demandé individuellement à ces organismes de nous transmettre cette documentation, sans succès. Nous avons ensuite fait une demande officielle d’accès à l’information auprès du ministère de l’Économie et de l’Innovation du Québec (MEI), qui a refusé de nous transmettre les documents. Celui-ci a justifié son refus en spécifiant que des renseignements commerciaux stratégiques permettaient à IVADO Labs et Scale AI de ne pas divulguer leurs informations en vertu des articles 23 et 24 de la Loi sur l’accès à l’information. Cela pose par conséquent la question de l’opacité de l’infrastructure de soutien à l’IA mise en place depuis le début de l’engouement pour cette technologie. De fait, les ONBL créées depuis 2017 au Québec sont en quelque sorte des boîtes noires. Bien que des rapports de réalisation soient diffusés chaque année, ceux-ci ne sont rien d’autre que des dépliants d’autopromotion. Ils n’ont rien à voir avec des états financiers en bonne et due forme. Il est donc impossible pour l’instant d’avoir un regard objectif sur les pratiques réelles de ces organismes, et ce, même s’ils reçoivent des centaines de millions de dollars en argent public.
Ce sujet n’est pas celui de votre thèse. Qu’ajoutera cette étude à votre parcours doctoral et à titre de chercheur en général?
Ma thèse traite des brevets et des pratiques commerciales dans le champ universitaire canadien. Au cours de la première moitié du XXe siècle, les chercheurs universitaires obtenaient parfois des brevets seuls ou en collaboration avec des entreprises. Cela se faisait essentiellement sur une base individuelle, c’est-à-dire sans passer par les canaux institutionnels des universités et sans obtenir l’appui de celles-ci. Cet état de fait se transforme dans l’après-guerre. La deuxième moitié du XXe siècle constitue en fait un moment de transition pendant lequel le brevetage passe d’une activité individuelle des chercheurs à une pratique des universités; pratique qui s’institutionnalise réellement au cours des années 1980 par la création généralisée de bureaux de transfert technologique dans la plupart des institutions universitaires. C’est cette transition et ses effets qui sont documentés dans ma thèse de doctorat.
La recherche que nous avons effectuée sur le réseau de l’IA au Québec est en quelque sorte complémentaire à mes travaux sur la propriété intellectuelle et sur les pratiques commerciales des universités. Si cette recherche a permis d’observer les dynamiques sociales du développement technologique, elle a aussi mis en lumière la manière dont les universités répondent aux périodes d’engouement technologique et saisissent les opportunités de financement qui y sont associées. La théorie de la dépendance aux ressources est éclairante à ce sujet. Développée par les économistes Jeffrey Pfeffer et Gerald Salancik, celle-ci renvoie à l’autonomie relative des institutions, qui se plient généralement aux bailleurs de fonds en raison de leurs besoins financiers incessants. Dans le cas de l’IA, des promoteurs ont fait pression sur les États pour qu’ils investissent dans ce domaine technologique et assurent la liaison entre la sphère universitaire et les entreprises, cela dans l’optique de faciliter le transfert des découvertes vers le secteur privé. En réponse à ces pressions et pour ne pas rater le bateau de la « révolution » annoncée, Québec et Ottawa ont débloqué des fonds considérables pour la création d’organisations charnières se situant entre l’industrie et l’université. C’est le cas par exemple de Mila et d’IVADO, deux instituts de recherches fortement intégrés au champ économique. En participant à la création de ces deux entités, les universités montréalaises se sont pliées aux attentes des gouvernements et des entreprises dans l’optique de profiter du financement qui leur était associé. On voit donc comment des acteurs externes aux universités sont parvenus à orienter le développement et les pratiques de celles-ci en fonction de leurs intérêts. L’engouement technologique devient ainsi une occasion de mettre les universités au service du secteur privé.
Ce contenu a été mis à jour le 5 mai 2021 à 9 h 29 min.