Penser l’économie différemment : la trajectoire originale d’E.F. Schumacher, entre charbon et bouddhisme
Si la pensée économique dominante fait l’apologie de la croissance industrielle et de la convergence des trajectoires de développement, plusieurs économistes ont montré les limites d’une telle vision. C’est le cas d’Ernst Friedrich Schumacher. Son destin fascinant et ses idées particulièrement pertinentes aujourd’hui sont retracées dans cette entrevue avec Robert Leonard, historien de la pensée économique et spécialiste de Schumacher. Professeur en économie à l’Université du Québec à Montréal, Leonard a récemment reçu le prix Craufurd Goodwin de la History of Economics Society du meilleur article en histoire de la pensée économique pour son article sur Schumacher, résumé dans cette entrevue.
Brièvement, qui était Ernst Friedrich Schumacher et comment en êtes-vous venu à vous intéresser à lui ?
E. F. Schumacher (1911-1977) était un économiste d’origine allemande qui a passé la plupart de sa vie adulte en Angleterre. Il est surtout connu comme l’auteur de Small is Beautiful: A Study of Economics as if People Mattered, son livre de 1973 qui a influencé toute une génération d’environnementalistes naissants et autres critiques de la culture de consommation.
J’ai lu Schumacher une première fois lorsque j’étais étudiant au Trinity College à Dublin. J’étais frappé par ses propositions critiques en ce qui concernait la culture des aliments, la dégradation environnementale et l’impact humain du « progrès » économique et technologique. Il faut dire aussi que ses écrits constituaient un répit rafraichissant des cours en microéconomie, macroéconomie et économétrie que nous suivions tous à répétition. Schumacher semblait parler directement et avec passion de choses importantes, et il osait même parler de la « beauté » et de la « permanence », sujets normalement évités par les économistes ! J’étais aussi admirateur d’une agriculture traditionnelle irlandaise dont les dernières traces existaient encore dans les années 1970-80. J’ignorais à l’époque que ce mode de vie, difficile mais en harmonie avec la nature, allait prendre une place grandissante dans mon imaginaire. Quand, des années plus tard, je me suis établi dans les Cantons-de-l’Est, où je vivais près de la nature et où j’observais attentivement la faune et la flore, comme je l’ai fait toute ma vie, les pratiques de l’agriculture moderne québécoise m’ont choqué. J’étais en effet aux premières loges pour constater les impacts néfastes des pratiques agricoles contemporaines sur la biodiversité et le paysage de la région : élimination de forêts d’érables pour faire place à la monoculture, destruction d’haies pour libérer de l’espace pour les grands tracteurs, remplacement de bonnes terres par une poussière stérile, plantations tout en bord de ruisseau en infraction à la loi, etc. Cette expérience déplaisante de la monoculture brutale faite dans les campagnes québécoises m’a ramené à la lecture de Small is Beautiful et à la découverte de son auteur.
Comment l’expérience de la Seconde Guerre mondiale a-t-elle transformé la vision du monde de Schumacher ?
À l’origine, Schumacher était un économiste conventionnel : éduqué à Oxford, inspiré par John Maynard Keynes, croyant fermement au progrès économique et social. En 1936, il choisit de quitter l’Allemagne nazie pour retourner à Londres. Quand la guerre commence en 1939, il se retrouve confiné en Angleterre, où il demeure pendant tout le conflit, d’abord en tant que travailleur agricole sur une ferme et, ensuite, comme chercheur économique à Oxford. Il écrit aussi, durant la guerre, plusieurs articles d’analyse de la situation politico-économique en Allemagne et en Europe. Il devient un socialiste convaincu — influencé par sa proximité avec la classe ouvrière rurale lors de son séjour sur la ferme — et il est l’un des architectes de l’État providence britannique, travaillant pour William Beveridge.
En 1945, il retourne dans son pays natal en tant que membre du Strategic Bombing Survey. Le constat des ruines laissées par cette société supposément civilisée et avancée semble avoir été le début de sa remise en question des bienfaits de la société moderne. Il faut aussi mentionner que sa relation avec l’Allemagne était complexe: il a perdu un jeune frère engagé dans la Wehrmacht sur le front russe. De plus, son beau-frère était le physicien atomique Werner Heisenberg : après la guerre, l’implication de ce dernier dans les efforts nazis pour se procurer la bombe atomique est source de controverse. Schumacher passe la période 1946-1949 en Allemagne où il travaille sur la dénazification et à la reconstruction politique et économique du pays.
Que sait-on sur son passage au National Coal Board du Royaume-Uni ? Son implication dans le secteur des énergies fossiles a-t-elle participé à façonner sa critique de la modernité et du matérialisme ?
En 1950, Schumacher accepte un poste d’économiste avec la National Coal Board en Angleterre, poste qu’il conservera une vingtaine d’années. Durant ses premières années, la période 1950 – 55, ce poste lui permet de prendre du recul par rapport à l’Allemagne et, en quelque sorte, de se replier sur lui-même. Il passe par une crise intellectuelle et spirituelle qui va le transformer en profondeur – et qui est le sujet de mon article primé.
Pendant les deux décennies passées au NCB son rôle est de soutenir et de promouvoir le secteur du charbon. Cependant, dans le « grand monde », où il joue le rôle de commentateur critique, il tire inspiration de Gandhi et affirme sans ambiguïté qu’une économie basée sur les énergies fossiles ne peut être que temporaire. Ce paradoxe entre ses obligations professionnelles et sa philosophie personnelle est une des tensions majeures qui caractérisent la vie complexe de Schumacher. Dans les mines de charbon, il est aussi confronté à une activité qui est somme toute l’antithèse du type d’activité économique qu’il cherche à promouvoir. Il n’y a rien de « petit » ou de « beau » dans l’industrie du charbon. Néanmoins, son poste lui permet de nourrir une famille de huit enfants. Il faut dire aussi que le NCB lui accorde beaucoup de liberté pour poursuivre ses intérêts et activités internationales. Aussitôt qu’il arrive à prendre sa retraite du NCB, il se consacre à plein temps à la promotion de technologies intermédiaires dans les pays en voie de développement. Par technologie « intermédiaire », Schumacher entendait la distribution, dans les villages et les communautés rurales, d’outils et de moyens techniques agricoles et artisanaux relativement simples. Il croyait que cette forme de soutien serait moins déstabilisante socialement et ultimement plus utile que les grands projets sophistiqués promus par la Banque mondiale, tels que les barrages et les usines hautement avancées, mais déconnectées des communautés.
Une brève mission en Birmanie le mène à promouvoir une économie bouddhiste, en réaction contre la vision des économistes néo-classiques. Qu’entend-il par-là ?
Schumacher se rend en Birmanie en 1955, comme conseiller économique pour l’ONU après avoir étudié le bouddhisme et d’autres pensées spirituelles pendant quatre ou cinq ans. Il apprécie beaucoup la qualité de vie des Birmans, qui semblent bien vivre et être heureux malgré leurs moyens limités. Schumacher trouve particulièrement « rationnelle » cette vie restreinte, marquée par la limitation des besoins plutôt que par l’accroissement de la consommation qu’il constate en Occident. En Birmanie, il se trouve face à des économistes, principalement américains, mais aussi birmans, qui cherchent à augmenter rapidement la production et la consommation économique du pays afin qu’il devienne plus « développé ». Pour Schumacher, l’adoption de cette forme de développement aurait un effet corrosif sur la vertueuse culture bouddhiste birmane. Selon lui, si les Birmans veulent préserver leur héritage spirituel, ils devraient choisir une voie de développement qui soit cohérente avec leur culture. Ce séjour birman a mené Schumacher à se montrer critique envers l’orthodoxie en développement économique.
La trajectoire de cet économiste semble singulière, notamment son rapport fascinant à la religion. D’autres économistes ont-ils connu des parcours similaires ?
La religion joue un rôle central dans la vie et le parcours de Schumacher, surtout après son séjour en Birmanie. À mon avis, les trois grands thèmes qui résument sa vie sont les suivants : l’Homme, la Nature et la Religion. Schumacher n’est pas le premier économiste à être religieux ou à accorder une place importante à la religion, loin de là. On peut penser à R. H. Tawney, auteur de The Acquisitive Society (1920) et de Religion and the Rise of Capitalism (1926), que Schumacher a étudié attentivement. On peut aussi penser à l’importance de la religion dans l’émergence de la American Economics Association. Or parmi les économistes du développement de l’après-guerre, Schumacher est unique dans la mesure où il cherche à réconcilier le développement économique avec les besoins spirituels de différentes sociétés. J’irais même plus loin pour affirmer que son étude de l’héritage religieux de l’humanité l’a amené à renier une grande partie de la vision du monde — mécanique et matérialiste — de la pensée économique moderne.
Vous avez mené une entrevue avec Verena Schumacher, la seconde femme de Schumacher, et vous vous êtes basé sur une biographie écrite par sa fille Barbara Wood. Quels sont les avantages et les inconvénients de telles sources ?
Pouvoir parler aux gens qui ont connu Schumacher est un grand plaisir pour moi et m’aide à mieux connaître les différentes facettes du personnage. Était-il vraiment un amateur de jardinage, comme ses écrits semblent le suggérer? Comment se comportait-il lors des visites familiales chez les Heisenberg? Il faut tout de même faire attention avec les souvenirs humains, d’où l’importance de les croiser autant que possible avec des documents écrits dans les archives. J’ai utilisé, avec succès, la même approche dans mes recherches antérieures sur John von Neumann, Oskar Morgenstern et l’histoire de la théorie des jeux.
À votre avis, en quoi les réflexions de Schumacher restent-elles pertinentes aujourd’hui ?
Pour Schumacher, le mode de vie moderne est trop dommageable pour la terre que nous habitons ; si l’homme de la science et de la technique ne fait pas attention et ne change pas ses méthodes, il finira par détruire son environnement. Depuis sa mort en 1977, la destruction environnementale n’a cessé de s’accélérer: l’Arctique fond, la biodiversité est en déclin et la pression imposée à la nature facilite maintenant la propagation de virus. Certains trouvent ses réflexions plus pertinentes que jamais.
Les personnes qui prônent la simplicité volontaire, l’achat local, le développement durable suivent les traces de Schumacher, consciemment ou non. En ce sens, ses idées sont devenues mainstream. Même les écoles de gestion se sentent obligées de faire référence au commerce équitable et à la consommation durable. Plus concrètement, le travail de quelques organismes s’inspire de sa pensée. Par exemple, le Schumacher Center for a New Economics, aux États-Unis, promeut le développement local et gère une monnaie locale, le Berkshare ; à Londres, le New Economics Foundation cherche à promouvoir entre autres une autonomie politique et économique accrue au niveau communautaire et, à l’échelle nationale, le développement de l’économie « verte », l’augmentation de la sécurité d’emploi et la restauration d’un équilibre travail/loisir plus humain.
Ceci étant dit, Schumacher allait bien plus loin que la recommandation de mesures instrumentales dans son diagnostic des maux de la modernité. Pour lui, l’individu moderne, en embrassant complètement la science et la technologie et en cherchant à maîtriser absolument son monde, oublie quelque chose d’essentiel en lui et perd le respect pour l’univers dans lequel il vit. Ainsi, le titre de Small is Beautiful est une référence à la petitesse cosmique de l’humain. Selon Schumacher, il n’y aurait pas de futur sans le regain d’une certaine humilité chez l’humain envers le monde dans lequel il vit. Derrière son œuvre, donc, il y a une impulsion spirituelle et religieuse importante. De son propre avis, son livre le plus important n’était pas son best-seller Small is Beautiful, mais plutôt son petit livre de philosophie de vie, A Guide for the Perplexed (1977), qu’il a commencé à écrire après son séjour en Birmanie, mais qui n’a été publié que l’année de son décès.
Pour en savoir plus
Lire l’article de Robert Leonard sur Schumacher primé par la History of Economics Society
Ce contenu a été mis à jour le 28 septembre 2020 à 12 h 52 min.