Vidéo
Audio
résumé
D’après ce qu’on pourrait appeler la « conception classique » de l’histoire de la génétique et de la biologie de l’évolution au début du XXe siècle, la redécouverte de la théorie mendélienne de l’hérédité autour de 1900 a ravivé les débats entre deux visions opposées de l’évolution : d’une part, une vision darwinienne de l’évolution comme accumulation graduelle de petites différences individuelles sous l’action de la sélection naturelle ; d’autre part, une vision de l’évolution comme processus discontinu guidé par l’émergence de mutations de grande ampleur. Ces débats se sont ainsi cristallisés dans la controverse qui a opposé les mendéliens, c’est-à-dire les généticiens qui considéraient que les résultats des expériences mendéliennes d’hybridation de variétés proches supportaient l’hypothèse de l’évolution par mutations de grande ampleur, aux biométriciens, c’est-à-dire aux tenants de l’application de méthodes statistiques à la biologie qui avaient développé une première vision statistique de la théorie darwinienne de l’évolution.
Cependant, les deux camps puisaient à la même source, c’est-à-dire les études quantitatives des patrons de transmission des caractères héréditaires menées par Francis Galton, et leur opposition s’est finalement soldée par la preuve de la compatibilité entre la théorie darwinienne de l’évolution et la théorie mendélienne de l’hérédité fournie par R. A. Fisher en 1918. C’est ainsi que la conception classique de l’histoire de la génétique et de la biologie de l’évolution que j’ai évoquée plus haut soulève la question suivante : comment pourrait-on rendre compte des raisons qui ont amené les biométriciens et les mendéliens à s’affronter, malgré la racine commune de leurs approches respectives, sans adopter une conception « whig » de l’histoire des sciences, c’est-à-dire sans déduire rétrospectivement une caractérisation du mendélisme et de la biométrie à partir de la solution apportée par R. A. Fisher aux débats qui les ont opposés l’un à l’autre ?
Mon intervention présentera l’état d’avancement du projet de recherche que je suis en train de développer et qui vise à apporter des éléments de réponse à cette question en adoptant une double approche. Premièrement, mon projet a pour but de définir la biométrie en tant que théorie sur la base d’une conception pragmatique des théories scientifiques telle que celle qu’a développée James Griesemer dans sa reconstruction de la structure de théories biologiques comme le mendélisme, le weismannisme et le darwinisme. Plus précisément, la définition que je suis en train de développer comporte deux volets : d’une part, l’identification du domaine empirique de la biométrie, c’est-à-dire de la classe de systèmes d’objets auxquels s’appliquait cette dernière ; d’autre part, l’identification d’un domaine conceptuel structuré qui se constitue des disciplines, des procédés, des problèmes et des techniques qui caractérisaient la biométrie en tant que théorie scientifique.
Deuxièmement, dans le but de déterminer et de distinguer ces deux domaines, mon projet vise à tracer une carte conceptuelle de la biométrie, c’est-à-dire une représentation schématique de la structure conceptuelle de cette théorie ainsi que des relations qu’une telle structure entretient avec le domaine empirique associé. Pour ce faire, j’adopterai une approche empirique et « ascendante » qui consiste à analyser l’archive de la revue Biometrika, fondée en 1901 afin de promouvoir l’étude de la biométrie, tout particulièrement en ce qui concerne la période allant de 1901 à 1936, qui a coïncidé avec la direction éditoriale de Karl Pearson. Ce dernier a, en effet, joué un rôle déterminant dans le développement de la biométrie en tant que telle, ainsi que dans la controverse entre les biométriciens et les mendéliens. Cette analyse comportera à la fois la lecture proche de certains articles clés publiés dans Biometrika et la lecture distante de l’ensemble du corpus de cette revue, aussi bien d’un point de vue synchronique que d’un point de vue diachronique, au moyen d’algorithmes de topic modeling.
à propos du conférencier
Ancien élève du Collegio Superiore de l’Université de Bologne et de l’ENS de Paris, Nicola Bertoldi a fait des études de philosophie, de logique, philosophie, histoire et sociologie de sciences, ainsi que de biologie auprès de l’ENS et de l’Université Paris 7. Il a obtenu sa thèse à l’Université Paris 1, sous la direction de Philippe Huneman, et est actuellement stagiaire postdoctoral au CIRST, ainsi qu’auprès de la Chaire de recherche du Canada en philosophie des sciences de la vie, sous l’encadrement de Christophe Malaterre.
Sa thèse a porté sur les questions soulevées par différentes tentatives de reconstruction formelle de la théorie de l’évolution, aussi bien d’un point de vue historique que d’un point de vue philosophique. Il s’est tout particulièrement intéressé à la conception classique des théories scientifiques, issue de la tradition du positivisme logique, et de la manière dont une telle conception permet de formaliser la notion de cadre conceptuel, afin d’en évaluer la fécondité en tant qu’outil pour analyser la structure et les fondements empiriques de la théorie de l’évolution.
Son projet de recherche au CIRST se sert de techniques et d’algorithmes issus de la data science afin de mener une analyse synchronique et diachronique de l’archive digitalisée de la revue Biometrika, fondée par Francis Galton, Karl Pearson et Raphael Weldon, en 1901, dans le but de promouvoir l’étude de la biométrie. Ce faisant, il vise à mieux appréhender l’évolution des attitudes que la communauté scientifique des biométriciens a adoptées vis-à-vis de questions liées à la génétique et à l’évolution, ainsi qu’à mieux caractériser les contributions qu’une telle communauté a pu apporter à la solution de ces mêmes problématiques.
Ce contenu a été mis à jour le 3 décembre 2021 à 14 h 13 min.